Article du Luxemburger Wort, le 14/09/2020, par Nadia DI PILLO

Vincent Lekens, président d’ICT Luxembourg, partage sa vision de l’accélération numérique et de la transformation digitale au Luxembourg.

La crise du coronavirus met en exergue l’avance technologique des pays capables d’enrayer la propagation du virus. A l’occasion de l’ouverture de l’ICT Spring, le rendez-vous incontournable des nouvelles tendances et innovations technologiques, Vincent Lekens, président d’ICT Luxembourg, partage sa vision de l’accélération numérique et de la transformation digitale au Luxembourg.

Vincent Lekens
Vincent Lekens
Photo: ICT Luxembourg

Vincent Lekens, le secteur ICT a joué un rôle déterminant pendant la crise sanitaire. Est-ce qu’on peut dire que la stratégie du Luxembourg a été efficace?

La stratégie du Luxembourg a en effet été efficace. Tout d’abord, nous avons engrangé le fait que le Luxembourg avait depuis quelques années fait pas mal d’efforts sur une stratégie haut débit et une stratégie data center. Au niveau infrastructures, le Luxembourg était déjà relativement prêt. Au début de la crise, le gouvernement a aussi réussi à trouver, avec les pays voisins, une solution au problème fiscal et social pour permettre également aux collaborateurs de faire du télétravail à l’étranger sans risquer de problèmes avec leur pays d’origine. Cela n’est pas quelque chose qui était préparé, mais cela s’est fait en vitesse et le Luxembourg a quand même trouvé la bonne solution. Là où il y a un peu plus de difficulté encore aujourd’hui, c’est un niveau réglementaire par exemple pour tout ce qui est secteur financier. Il y a là encore des choses qui peuvent été améliorées.

Dans quel sens?

La Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) a bien réagi à la crise, mais certains points peuvent encore être améliorés, dans le sens où elle est un peu plus réticente à permettre le télétravail en dehors du Luxembourg. Certaines directives ont été un peu assouplies pendant la période du Covid-19, mais on peut encore un peu dépoussiérer le contexte. Notamment en ce qui concerne l’accès à distance au niveau des données. Mais en fin de compte, le point le plus important, c’est que les infrastructures, les technologies étaient là pour permettre aux collaborateurs de travailler à distance.

Est-ce qu’on peut parler d’un changement de culture tant dans le secteur privé que dans le secteur public?

Le secteur privé ne représente pas un seul secteur homogène, et dans le public également, il y a des métiers où il faut être présent physiquement. Si on ne prend rien que toute la partie médicale, on peut mettre toute la technologie qu’on veut, le médecin et l’infirmière doivent continuer à être présents sur place. Idem dans le secteur de l’artisanat. On a digitalisé beaucoup, on permet aux fonctions de support de nature administrative de travailler à distance, mais les personnes qui sont sur chantier doivent rester sur le chantier. Si on prend la partie industrie, c’est la même chose.

Et au niveau des banques?

Là oui, il y a un changement de culture, parce qu’avant le Covid-19, presque toutes les banques interdisaient ou limitaient fortement le télétravail. Et en tout cas aujourd’hui, elles sont ouvertes à discuter du télétravail, du moins partiellement.

Qu’est-ce qu’il reste encore à faire au niveau des infrastructures au Luxembourg? Quelles sont les pistes d’action à mener rapidement?

Au niveau des infrastructures publiques, pour l’usage privé il y a la technologie 5G qui arrive et qui va permettre de pouvoir augmenter les débits, de sécuriser certains échanges de données, d’activer de nouveaux services. La 5G va définitivement pouvoir faciliter beaucoup de choses. D’un autre côté, au niveau public, ce qui commence à avancer, mais qui peut encore être amélioré, c’est toute la partie digitalisation de la relation avec l’administré. On a un début de portail guichet.lu, mais là on peut aller encore plus loin dans les processus digitaux avec les administrés et les entreprises.

L’épidémie du Covid-19 va-t-elle rebattre les cartes de l’e-santé?

Il y a encore énormément de potentiel dans ce domaine. On a vu que quand il y a besoin, on peut rapidement mettre des choses en place, par exemple l’accès aux consultations. Les nouvelles technologies pourraient faciliter la vie de nombre d’entre nous. Un exemple: quand je vais chez le médecin, il va me remettre une facture papier et une ordonnance papier. Je vais remettre l’ordonnance au pharmacien, qui va me demander mon matricule et qui va me donner un reçu papier. Je dois donner le mémoire honoraires papier de mon médecin à la CNS qui va me donner par papier un PDF de son remboursement, je dois renvoyer cela éventuellement à une caisse privée. Là il y a énormément de choses qui peuvent encore être améliorées et digitalisées. Les médecins sont prêts à avancer à ce niveau-là, les patients définitivement aussi.

Comme le Luxembourg est un pays très avancé au niveau cybersécurité et infrastructures, je pense que l’on peut mettre en place une solution avec un maximum de garanties et de sécurité pour éviter que ces données médicales ou autres se baladent auprès de personnes peu enviables. Il y a une carte à jouer au niveau national ou local, on n’a pas besoin de travailler avec des groupes étrangers pour cela, on peut le faire avec nos compétences locales.

Quel regard portez-vous sur la place des technologies dans l’enseignement luxembourgeois?

Le Luxembourg a beaucoup investi dans les nouvelles technologies. Quand on regarde l’infrastructure dans les lycées au niveau électronique, que ce soient les tableaux digitaux, les présentations pour les enseignants et les élèves, c’est malheureusement encore largement sous-utilisé. Le ministère a mis les outils à disposition, maintenant il faut peut-être former et motiver les enseignants quant à l’ensemble des outils qui ont été mis à disposition. Ils ont été utilisés partiellement pendant le lockdown, ils devraient être encore plus exploités par le corps enseignant.

C’est aussi une question de formation digitale, qui est une de vos priorités pour les prochaines années.

Pour nous il est très important que les enfants qui arrivent à la petite école puissent faire de l’informatique, puissent avancer, découvrir et avoir finalement un parcours «digital native» dès la plus tendre enfance.

La cybersécurité est un enjeu majeur des entreprises. Le Luxembourg est–il vraiment bien protégé?

Le Luxembourg, en tout cas, a une extraordinaire compétence dans le domaine de la cybersécurité en général. Nous avons des acteurs qui sont reconnus, qui ont une réputation solide, c’est un atout important. Il y a eu différentes études européennes et également des tests de pénétration européens auprès d’acteurs luxembourgeois qui ont prouvé une très forte résistance du secteur. Le point qu’il faut souligner ici, c’est qu’on ne communique pas assez sur les compétences luxembourgeoises dans le domaine de la cybersécurité. Nous avons au Luxembourg, outre les outils technologiques, beaucoup d’organismes publics et privés et des partenariats publics-privés autour de la cybersécurité qui collaborent manifestement très bien.

Aujourd’hui, ce serait bien si on pouvait avoir un mouvement volontaire public, travailler encore plus ensemble, avoir une stratégie unique luxembourgeoise sur la cybersécurité tournée aussi vers l’extérieur. Une de nos revendications est de faire un centre de compétences cybersécurité européen au Luxembourg. Nous voulons également proposer des formations spécifiques dans le domaine de la cybersécurité, ce projet est déjà en cours. Au jour d’aujourd’hui, l’Université du Luxembourg travaille beaucoup sur ce domaine. C’est comme pour beaucoup de choses, le Luxembourg a les outils nécessaires, les éléments de base, il faut continuer à travailler, aller de l’avant.

La prochaine grande crise mondiale viendra-t-elle des risques informatiques?

Il y a effectivement un risque que le virus informatique soit le prochain déclencheur d’une crise mondiale qui entraînerait un lockdown complet. C’est un peu le pendant du côté digitalisation, c’est qu’effectivement on digitalise également le virus. On a vu récemment quelques cas au Luxembourg, certains gros acteurs luxembourgeois ont été touchés. Je pense que cela a aussi permis de mieux sensibiliser les entreprises sur le fait de se protéger contre ce genre d’attaques.

Il faut continuer dans ce sens, c’est aussi une question d’éducation, il faut rappeler régulièrement les bonnes pratiques de cybersécurité et de sécurité informatique. Il est utile de rappeler les règles de base: questionner les destinataires et s’assurer que les e-mails sont légitimes, ne pas donner d’informations confidentielles par e-mail, ne pas ouvrir les pièces jointes et transférer à l’équipe de sécurité informatique en cas de doute…

Que pensez-vous des ambitions de la Commission européenne en matière de digitalisation?

Le projet d’infrastructure Cloud de l’Union européenne, Gaia-X, continue d’avancer. Le but est de tenter de reconquérir la souveraineté numérique de l’Europe et d’assurer la sécurité des données des entreprises. Nous participons également à ce projet via certaines de nos associations membres. Nous suivons donc cela de très près. Aujourd’hui, c’est une belle intention, maintenant il faut voir ce qu’il va en ressortir concrètement. Le point positif, c’est que la Commission européenne veut avancer avec le secteur privé pour la mise en place d’une infrastructure de données. La balle est dans le camp du secteur privé. Il appartient aux entreprises de participer et d’en faire un succès commun.

L’Europe a-t-elle déjà perdu la bataille du numérique?

Il ne sert à rien de vouloir faire aujourd’hui un autre Microsoft ou Google européen. Ils sont là, bien établis, à nous de travailler avec eux sur certains projets. Ce n’est pas demain que l’Europe va pouvoir imposer des standards d’outils office ou cloud alors que les majors sont là depuis trop d’années. L’Europe a fait passer ce train-là, mais il y a d’autres trains où l’Europe pourra certainement être à l’avant-garde.

Sur quoi allez-vous mettre l’accent stratégique dans les années à venir?

La cybersécurité reste une de nos priorités, c’est un thème très important. Le deuxième objectif c’est d’avancer dans le déploiement de la 5G au Luxembourg pour pouvoir garder une certaine avance par rapport à l’extérieur. Là aussi le gouvernement est très constructif et pousse également à ce que nous puissions avoir des caisses d’outils très intéressantes au Luxembourg autour de la 5G.

Ensuite, une de nos missions est de participer et de construire ensemble sur tout ce qui est digitalisation de l’industrie. Cela ne veut évidemment pas dire pour nous diminution de l’emploi, mais augmentation de la valeur de l’emploi et permettre aux gens d’avoir un emploi encore plus intéressant que ce qu’ils avaient dans le passé. On sait qu’il va y avoir dans le futur des centaines de nouveaux jobs qu’on ne connaît pas encore aujourd’hui. Nous allons peut-être perdre certains emplois reproductifs, mais nous allons créer d’autres emplois à haute valeur auxquels beaucoup de gens pourront accéder. Le but de la digitalisation n’est pas de laisser des salariés sur le carreau, mais de les accompagner dans leur processus de digitalisation et dans la digitalisation de leur employeur.